Lorsque je pense à la vie de ces enfants que j’ai vu grandir nu-pieds et insouciants, fonder à leur tour une famille et affronter les incertitudes du quotidien, à la vie de ces hommes et de ces femmes que j’ai vu vieillir et, souvent bien trop tôt, partir, je me demande qui est le plus démuni, de celui qui prétend détenir un savoir mais ne peut que constater la détresse, l’apaiser parfois mais sans jamais la réduire, ou de celui qui ne sait peut-être pas ce qu’il mangera demain mais dont la chaleur de l’accueil a le don de vous transposer dans un autre monde, et vous vous prenez à rêver de bonheur.
Deux humbles tombes ne cessent de m’attirer. Les souvenirs m’envahissent de la force, paradoxale tant ils semblaient pauvres, de cet homme et de cette femme qui y reposent. L’idée m’obsède que la respectabilité jamais ne s’appréhende en passant, à la va-vite, sur un simple coup d’œil, ni ne surgit d’un effet de manches. Ils ne possédaient absolument rien, et pourtant je les ai connus heureux, et je les ai vu s’imposer à un ordre social que d’aucuns prennent pour inamovible ; ils ne savaient ni lire ni écrire, et pourtant c’est de leur bouche que j’ai entendu de vrais hommages à la femme, et ils m’ont fait découvrir une culture si vivante qu’aucun livre ne pourra jamais en restituer la richesse.
Il m’a fallu du temps pour comprendre toute la profondeur du message que nous livrait, nous étions alors étudiants, Jacques Arrighi de Casanova, cet agronome éminent spécialiste de l’Amérique latine, nous distribuant son polycopié sur les systèmes d’irrigation : "Vous êtes ingénieurs, vous savez lire... la plus grande chose que vous avez à apprendre, c’est à écouter et respecter les savoirs de ceux avec lesquels vous voudrez partager les vôtres".
Le temps, justement, d’écouter et d’apprendre à respecter ceux qui disaient le monde différemment.
Amartya Sen, économiste et philosophe indien, spécialiste de l’économie du bien-être, n’a cessé de proclamer que "développer" c’est donner aux gens "la faculté (la liberté) de vivre la vie qu’ils souhaitent et qu’ils ont raison de souhaiter". Prix Nobel d’économie en 1998, il dénonçait les "programmes de développement sophistiqués concoctés par d’habiles experts", qui ne considèrent les individus que comme des "destinataires passifs" des aides qu’ils mobilisent.
L’expert devrait être celui qui recueille les savoirs et les diffuse, doutant toujours du sien propre, sans cesse en recherche des innovations, de ce qui bouge dans ce monde, de ce qui peut faire évoluer nos sociétés. S’inscrire dans une dynamique, c’est accepter que ceux qui l’animent nous interpellent.
Il y a 45 ans Julius Nyerere dressait un bilan sans complaisance de son projet d'un socialisme africain fondé sur l'équité. Je relis son discours avec la même fascination que celle qui avait saisi mon cœur de 20 ans alors que je le découvrais pour la première fois. "De même que l'eau remplit les endroits peu élevés près d'une rivière, ainsi dans une structure en théorie démocratique, de petits tyrans rempliront les trous laissés par le faible niveau de conscience politique et l'apathie", analysait-il.
Que le monde devienne plus solidaire ne tient qu'à chacun d'entre nous, à notre volonté, là où nous sommes, de ne pas laisser dire et faire ce qui heurte notre humanité.
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