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Belles histoires

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La griffe du Diable

Il y a bien longtemps, quand le sable roux couvrait les plages du littoral niçois et les berges du Var, quelques huttes de branchage et de torchis se pressaient non loin de l'embouchure du fleuve, formant village, parmi les massifs de chênes kermès, de lentisques, les bouquets de chardons, les senteurs de térébinthe, et les rochers blêmes qu'égayaient les cactus, les aloès et les figuiers de Barbarie. Chaque fois que le temps le leur permettait, les pêcheurs s'éloignaient sur leurs embarcations pour arracher aux entrailles de la mer de quoi survivre, d'un jour sur l'autre, alors que les femmes et les enfants collectaient des coquillages, des petits crustacés et des oeufs dans le creux des rochers.

Un jour, les barques restèrent échouées sur le sable roux. depuis plusieurs semaines qui que ce soit qui s'aventurât au large n'en revenait pas. les mauvais esprits de la mer s'ingéniaient à retourner les embarcations et à entraîner vers le ventre obscur de la mer les malheureux marins. Les anciens proposèrent d'offrir aux démons un tribut pour calmer leur vindicte, mais quand le cortège pénétra dans les vagues avec les veaux, les moutons, les porcs égorgés, de petites têtes velues aux yeux globuleux et glauques émergèrent des flots.

- Reprenez vos charognes, humains. Rien ne pourrait nous apaiser, excepté si vous nous offriez pour reine la plus belle fille du village ! Obéissez, ou craignez notre colère. Nous viendrions la nuit, et il ne resterait aucune de vos huttes debout. Pas une âme qui vive !

Jusqu'à l'aube les pêcheurs attendirent devant la hutte du conseil de village. Au premier chant du coq, quand les notables s'en furent extraits, le teint terreux, les yeux rougis de fatigue, leur regard se détournait, la honte assombrissait leur front et voûtait leurs épaules. Les sages avaient opté pour que l'on satisfît aux exigences des mauvais esprits de la mer. Landrine, la plus belle fille du village leur serait livrée le soir même. Morand, le frère de Landrine, se dressa pour s'opposer à l'arrêt. D'un geste las, le plus ancien parmi les anciens ordonna qu'on l'attachât à l'araignée - ainsi nommait-on la carcasse d'un arbre inconnu, sucée et resucée par la mer et que cette dernière avait recrachée sur la grève un jour d'après tempête, car l'épave ressemblait à une énorme araignée de mer telle que les pêcheurs en ramenaient dans leur filet. Don des puissances des profondeurs, on avait halé l'idole au centre du village, et c'est à une de ses pattes que Morand se retrouvait entravé ! Le soir venu, le cortège s'en fut vers la mer.

D’abord venaient les anciens qui secouaient des grelots de coquillages. Puis Landrine, sur un siège que portaient huit jeunes pêcheurs. Puis les vierges, agitant des branchettes de pins, d'amandiers et de mimosa, le front ceint de couronnes de fleurs. Puis le village au grand complet, implorant par ses chants la miséricorde des mauvais esprits de la mer !

Sur la place, Morand entravé hurlait sa rage et son dégoût des siens. Quand il vit venir à lui le Diable.

- Non content d'offrir ma soeur en pâture à tes démons, il faut encore que tu viennes m'humilier, rugit le jeune homme !

- Je ne viens ni pour me moquer, ni pour t'humilier, mais pour te délivrer.

D'un coup d'ongle, le Diable trancha les liens qui contenaient Morand.

- Vois-tu, ce qui me distrait par-dessus tout, c'est la lutte du Bien et du Mal. Que le Mal l'emporte, et ma vie serait plate et vide. Ce que je redoute porte un nom. L’ennui. C'est afin de ne point y sombrer que j'ai décidé de t'aider !

Le Diable ramassa son ongle qui s'était cassé et qui traînait dans le sable, et le remit à Morand.

- Garde précieusement ma griffe. Le combat qui t'attend sera rude. Tu devras chanter toute la nuit, et détruire mes démons de la mer jusqu'au dernier. S'il n'en restait qu'un seul, lorsque le premier rayon de soleil teindra de lait l'amertume de la mer, tu disparaîtrais, et mes démons renaîtraient de leurs cendres, jusqu'au dernier !

Morand courut jusqu'à la plage. il vit, à la clarté mauve de la lune, les mauvais esprits de la mer, si nombreux que la plage en était noire, qui entouraient Landrine. Ils l'avaient revêtue d'une robe blanche, coiffée d'une couronne de nacre, et ils la portaient dans les flots, sous les ovations. Déjà l'eau lui venait jusqu'à la poitrine ! Le jeune homme tendit la griffe, qui flamba dans la nuit et s'allongea jusqu'à prendre la taille d'une épée. Son chant prit naissance dans son ventre, il l'emplit tout entier et creva ses lèvres, sonnant haut et clair dans l'air mauve et moite. Puis il se jeta dans la mêlée. Les mauvais esprits de la mer firent face, et se ruèrent sur Morand, par vagues successives. la griffe du Diable faisait merveille, et les têtes de tous côtés roulaient sur le sable roux ! Le combat dura toute la nuit. Toute la nuit Morand chanta. Toute la nuit les démons se regroupèrent pour se lancer de nouveau à l'assaut. Toute la nuit les têtes s'amassèrent, alors que les corps des mauvais esprits devenaient poussière.

Toute la nuit... Une longue, longue, longue nuit ! Lorsque le premier rayon de soleil teinta de lait l'amertume de la mer, le sable roux était gris de cendres. Il restait encore un démon, le plus grand, le plus fort, le plus laid, le plus velu, le plus endurant, le plus agile de tous. il parait les coups de Morand rouge de son propre sang, il se défaussait, il esquivait et pressait le jeune homme !

Morand sentit son chant s'apaiser dans sa gorge, ses muscles se nouer, ses pieds qui ne parvenaient plus à se détacher du sol...

Dans un effort désespéré, il lança une dernière note, son bras vola une dernière fois, et la dernière tête roula enfin à ses pieds. Le jeune pêcheur se tut, et se transforma pour toujours en pin maritime, un pin maritime qu'étreignait Landrine vivante !

Le jour était là. La mer soudain s'anima. Une vague immense déferla sur la plage, et remonta la vallée du Var, entraînant avec elle dans son reflux les têtes des mauvais esprits de la mer. elle les suça et les resuça longuement, et quand elle les recracha, les plages du littoral niçois et les berges du Var se couvrirent de galets ! Ces galets parlent, entre eux. Ils évoquent, sans cesse, le combat qui les opposa à Morand. et on entend, sans cesse, la mer gronder.

Parfois les esprits s'échauffent, la tempête déferle sur les plages du littoral niçois, fracassant les barques contre les rochers blêmes qu'égaient les cactus, les aloès et les figuiers de Barbarie, entrechoquant les galets. Ces jours-là, on peut voir, sur les collines surplombant la méditerranée, parmi les massifs de chênes kermès, de lentisques, les bouquets de chardons et les senteurs de térébinthe, les pins maritimes chanter dans la tourmente et remuer leurs grands bras.

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