Ou comment décoder l'invisible avec nos patients
Imaginez un peu : votre patient vous raconte qu'hier, sa maman avait les yeux rouges et qu'elle portait des lunettes de soleil à l'intérieur. Puis il ajoute : "Elle a dit qu'elle avait des allergies."
Vous, fin limier de la communication, vous sentez bien qu'il y a quelque chose qui se joue au-delà des mots...
Bienvenue dans l'univers fascinant des inférences et de la pragmatique !
Les inférences : quand le cerveau joue aux devinettes
Définition (sans jargon, promis !)
Une inférence, c'est cette petite magie cognitive qui nous permet de comprendre ce qui n'est pas dit explicitement. C'est notre GPS mental pour naviguer dans les sous-entendus, les implicites et les "tu-comprends-ce-que-je-veux-dire".
En gros, c'est l'art de combler les blancs que laisse volontairement (ou pas) notre interlocuteur.
Le grand défilé des inférences
Ah, les inférences ! Elles se déclinent en plusieurs variétés, comme un assortiment de chocolats cognitifs. Chacune a sa saveur particulière et ses propres défis.
Les inférences de liaison : les petits ponts du sens
Qu'est-ce que c'est ?
Les inférences de liaison, ce sont les liens logiques que nous établissons pour que le discours "tienne debout". Sans elles, on se retrouverait avec des phrases qui se suivent sans se ressembler, comme des wagons de train détachés.
En situation orthophonique
Exemple classique : Exercice: "J'ai pris mon parapluie ce matin. Mes chaussures sont trempées."
Pour nous, adultes rompus à l'exercice, la liaison est évidente : il pleuvait, donc parapluie, mais les pieds ont quand même été mouillés. Pour nos patients, c'est parfois le grand mystère !
Notre mission :
- Expliciter les liens causaux : "Pourquoi a-t-il pris son parapluie ?"
- Utiliser des connecteurs logiques : "Donc, s'il pleuvait..."
- Créer des chaînes logiques visuelles avec des pictogrammes
Astuce de terrain : Jouer au détective avec des séquences d'images. "Tiens, pourquoi le personnage court-il vers l'abri ? Que s'est-il passé avant ?"
Les inférences élaboratives : l'art de broder le sens
Le principe
Ici, on ne se contente pas de relier A à B. On enrichit, on décore, on ajoute des détails que notre expérience du monde nous suggère. C'est la broderie cognitive !
En pratique clinique
Situation typique : En regardant un livre : "Le petit garçon souffle ses bougies."
L'inférence élaborative nous fait comprendre : c'est son anniversaire, il fait un vœu, il y a probablement une fête, des invités, des cadeaux...
Challenge thérapeutique : Certains patients s'arrêtent à "il souffle des bougies" point final. Notre rôle ? Les amener à enrichir le tableau mental.
Techniques gagnantes :
- Questions ouvertes : "À ton avis, pourquoi y a-t-il des bougies ?"
- Associations d'idées : "Qu'est-ce qu'on fait généralement avec des bougies sur un gâteau ?"
- Récits d'expérience personnelle : "Et toi, quand c'est ton anniversaire..."
Les inférences prédictives : jouer les Nostradamus
L'art de l'anticipation
Ces inférences, ce sont nos petits prophètes intérieurs. Elles nous permettent d'anticiper la suite d'un récit, d'une situation, d'une conversation. Elles nous donnent ce petit frisson du "je-sais-ce-qui-va-se-passer" !
Au cabinet, concrètement
Exemple vécu : Patient lisant : "Marie monte sur l'escabeau pour attraper le livre sur l'étagère haute. L'escabeau bouge..."
Nous, on a déjà visualisé la chute. Certains patients continuent tranquillement, imperturbables face au suspense !
Nos stratégies d'intervention :
- Pauses stratégiques : "Stop ! Qu'est-ce qui va se passer maintenant ?"
- Jeu des hypothèses : "Imagine trois fins possibles"
- Mime et gestuelle pour ancrer les anticipations
- Utilisation de l'émotion : "Tu as peur pour Marie ? Pourquoi ?"
La pragmatique : l'art de décoder les vraies intentions
Mais qu'est-ce que c'est que cette bête-là ?
La pragmatique, c'est l'art de comprendre ce que veut vraiment dire quelqu'un, au-delà de ce qu'il dit littéralement. C'est le détecteur de sous-entendus, l'anti-scanner du second degré !
Les maximes de Grice : notre boussole communicationnelle
Paul Grice, ce brave linguiste, nous a légué quatre petites règles d'or qui régissent nos échanges :
La maxime de quantité : Ne pas en dire trop, ne pas en dire trop peu
La maxime de qualité : Dire la vérité
La maxime de relation : Être pertinent
La maxime de manière : Être clair et ordonné
Quand ces règles sont violées... c'est là que ça devient intéressant !
En action dans nos séances
Situation classique : Orthophoniste : "As-tu fait tes exercices hier soir ?" Patient : "Ma mère avait mal à la tête..."
Traduction pragmatique : "Non, je ne les ai pas faits, mais j'ai une excuse." Le patient viole la maxime de relation (pertinence directe) pour nous faire comprendre autre chose.
Notre décryptage :
- Reformuler : "Tu me dis que tu n'as pas pu faire tes exercices parce que..."
- Expliciter l'implicite : "Je comprends que ta maman n'allait pas bien"
- Valider l'intention communicative même si la forme n'y est pas
Les actes de langage : quand dire, c'est faire
Au-delà des mots
Un acte de langage, c'est quand nos mots deviennent des actions. "Je promets", "Je parie", "Je m'excuse"... Tout un arsenal linguistique pour agir sur le monde !
Dans notre quotidien clinique
Les actes directs : Patient : "Ouvre la porte !" (ordre direct) Nous : Compréhension immédiate, action directe
Les actes indirects : Patient : "Il fait chaud ici..." Traduction : "Peux-tu ouvrir la fenêtre ?"
Notre travail d'interprète :
- Apprendre à décoder les demandes indirectes
- Enseigner les formules de politesse
- Travailler les nuances entre "j'aimerais", "je voudrais", "je veux"
Exemple thérapeutique : Patient (à sa mère) : "T'as oublié mon goûter." Nous : "Qu'est-ce que tu veux vraiment dire à maman ?" Patient : "Euh... Tu peux me préparer mon goûter s'il te plaît ?"
Les implicatures : l'art du sous-entendu
Quand on dit blanc pour dire noir
Les implicatures, c'est quand le sens réel se cache derrière les mots. C'est l'art du caméléon linguistique !
Cas pratiques de nos consultations
L'implicature conventionnelle : Orthophoniste : "Même Thomas a réussi cet exercice." Sous-entendu : Thomas n'est habituellement pas le plus performant
L'implicature conversationnelle : Parent : "Comment s'est passée la séance ?" Nous : "Votre enfant était... créatif aujourd'hui." Traduction : Il a fait n'importe quoi, mais on reste poli !
Notre rôle de traducteur :
- Expliciter les sous-entendus pour nos patients
- Leur apprendre à repérer les indices contextuels
- Travailler sur l'intention vs le contenu littéral
Les défis quotidiens de nos patients
Quand l'implicite devient mission impossible
Le patient "littéral" : Nous : "Peux-tu me passer le crayon qui est là-bas ?" Patient : "Je peux." (et ne bouge pas) Nous : (facepalm intérieur) "Peux-tu me passer le crayon, s'il te plaît ?"
Le patient "sur-interprétant" : Nous : "Ton dessin est... original." Patient : "Tu n'aimes pas mon dessin ! Je suis nul !" Nous : Mission sauvetage en cours...
Nos outils d'intervention : la boîte à merveilles
L'explicitation systématique
Technique du "qu'est-ce que tu comprends ?" : Après chaque consigne, chaque histoire, chaque situation : vérifier que le message implicite est passé.
Le jeu des traductions
Exemple concret : Situation : Papa dit "Tiens, il n'y a plus de lait." Questions :
- Qu'est-ce qu'il dit vraiment ?
- Qu'est-ce qu'il veut ?
- Qu'est-ce qu'on pourrait faire ?
La méthode des scénarios sociaux
Créer des petites saynètes du quotidien pour travailler l'implicite :
- À la boulangerie : "Il reste du pain ?" (= je voudrais du pain)
- En classe : "Tu as un crayon en plus ?" (= peux-tu me prêter un crayon ?)
- À table : "Mmm, ça sent bon !" (= j'ai hâte de goûter / c'est appétissant)
L'utilisation du contexte comme allié
L'environnement parle :
- Lieu : cabinet médical vs cour de récréation
- Personnes : copain vs directeur
- Moment : matin vs fin de journée fatiguée
- Objets : présence d'indices visuels
Quand ça coince : diagnostiquer les pannes
Les signaux d'alarme
En inférences :
- Compréhension uniquement littérale
- Incapacité à anticiper ou à faire des liens
- Récits décousus, sans cohérence
- Difficultés avec l'implicite des textes
En pragmatique :
- Réponses inadaptées au contexte
- Difficultés avec les formules de politesse
- Incompréhension de l'ironie ou du second degré
- Problèmes d'adaptation du registre de langue
Nos stratégies de remédiation
Pour les inférences :
- Travail progressif du simple au complexe
- Utilisation massive du visuel
- Questionnement guidé
- Modelage et étayage permanent
Pour la pragmatique :
- Jeux de rôles
- Analyse de situations sociales
- Travail sur les codes et conventions
- Utilisation de l'humour (quand c'est possible !)
L'évaluation : mesurer l'invisible
Comment évaluer ce qui n'est pas dit ?
Tests standardisés : Utiles mais insuffisants
Observation écologique : En situation naturelle
Analyse conversationnelle : Décortiquer les échanges
Collaboration avec l'entourage : Les parents, ces observateurs privilégiés
Conclusion : l'art subtil de la communication
Travailler les inférences et la pragmatique, c'est un peu comme être professeur de magie : on apprend à nos patients à voir l'invisible, à entendre l'inaudible, à comprendre l'incompréhensible. C'est l'art subtil de décoder les intentions derrière les mots, les émotions derrière les silences, les demandes derrière les constats.
Chaque patient nous offre un nouveau défi, une nouvelle énigme à résoudre ensemble. Car au final, maîtriser l'art de l'inférence et de la pragmatique, c'est accéder à une communication plus riche, plus nuancée, plus humaine.
Alors, la prochaine fois qu'un patient vous dit "Il fait beau aujourd'hui" en regardant vers la fenêtre fermée du cabinet, vous saurez peut-être qu'il vous demande simplement... un peu d'air frais !
Et si vous arrivez à lui faire comprendre pourquoi sa maman dit "C'est du propre !" devant sa chambre en désordre alors qu'elle trouve visiblement que c'est tout sauf propre... eh bien, bravo ! Vous venez de franchir une étape cruciale dans l'art de décoder l'ironie du quotidien.
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