Le sempiternel "ils ne lisent plus"
Combien de fois j'ai entendu cette phrase dans la bouche des parents : "Il ne lit jamais !" Et moi, invariablement, je réponds : "Ah bon ? Et les SMS ? Les posts Instagram ? Les sous-titres des vidéos ?" Là, silence gêné. Parce que oui, techniquement, ils lisent. Mais "ça ne compte pas", me dit-on.
Cette question me trotte dans la tête depuis des années. Qu'est-ce qui "compte" vraiment comme lecture? Est-ce que lire une fan fiction sur Wattpad de 200 pages, c'est moins bien que lire un roman "classique"? Est-ce que déchiffrer les dialogues d'un jeu vidéo, c'est moins formateur que lire un manuel scolaire?
Mes découvertes dans le cabinet
J'ai commencé à poser la question différemment à mes patients. Au lieu de "Tu lis quoi ?", je demande : "Qu'est-ce que tu as lu aujourd'hui ?" Les réponses m'ont surprise :
- "J'ai lu tous les commentaires sous la vidéo de [YouTubeur]"
- "J'ai fini la recette de cookies sur Marmiton"
- "J'ai lu l'article sur Mbappé dans L'Équipe"
- "J'ai terminé le tome 15 de One Piece"
Tout ça, c'est de la lecture ! Mais dans l'esprit de beaucoup, ça ne "compte" pas.
Le téléphone, ce faux ennemi
Sarah, 14 ans, dyslexique, me dit qu'elle "déteste lire". Mais je la vois constamment sur son téléphone. Un jour, je lui demande de me montrer ce qu'elle fait. Elle me fait défiler ses écrans : elle lit les stories de ses amis, elle parcourt les descriptions de produits sur Vinted, elle dévore les fan fictions sur son couple préféré de série.
En 30 minutes, elle a lu l'équivalent de plusieurs pages de texte. Avec plaisir, en plus. Alors pourquoi on ne considère pas ça comme de la "vraie" lecture ?
Les mangas, ces incompris
Ah, les mangas ! Combien de fois j'ai entendu : "Il ne lit que des BD, ce n'est pas pareil." Mais avez-vous déjà regardé un manga de près ? Les phylactères demandent une lecture fine, les onomatopées enrichissent le vocabulaire, et certains ont des intrigues plus complexes que bien des romans.
J'ai un patient de 16 ans qui a lu l'intégralité de Naruto (72 tomes !). Ça représente des milliers de pages. Il connaît un vocabulaire japonais impressionnant, il comprend des références culturelles complexes. Mais ses parents s'inquiètent parce qu'il ne lit pas de "vrais livres".
Les jeux vidéo, ces livres cachés
Parlons des jeux vidéo ! J'ai découvert que certains de mes patients passent des heures à lire dans leurs jeux. Les RPG (jeux de rôle) regorgent de textes : dialogues, descriptions, quêtes, indices...
Tom, 13 ans, qui vient pour de l'OMF, me raconte l'histoire complexe d'Assassin's Creed. Il a lu tous les codex, toutes les biographies des personnages. Il me parle de la Renaissance italienne avec une précision qui m'épate. Tout ça, il l'a lu dans son jeu.
L'Équipe, ce journal méprisé
"Il ne lit que les pages sport" me disent les parents, dépités. Mais L'Équipe, c'est du journalisme ! Il y a des analyses, des interviews, des chroniques. Le vocabulaire est riche, les structures de phrase variées.
Et puis, quand un jeune me raconte les transferts du PSG avec passion, il mobilise ses compétences de lecture, de compréhension, de synthèse. Ce n'est pas moins valable qu'un autre sujet.
Les fan fictions, ces romans du 21ème siècle
Là, j'avoue, j'ai mis du temps à comprendre. Les fan fictions, ces histoires écrites par des fans à partir d'univers existants, ça me semblait... comment dire... pas très sérieux.
Et puis j'ai découvert que certaines de mes patientes lisent des fan fictions de 100 000 mots. Elles suivent des intrigues complexes, des développements psychologiques fins. Elles discutent entre elles des personnages, analysent les motivations, anticipent les rebondissements.
Léa, 15 ans, qui a un STLE, me dit qu'elle a lu 12 fan fictions ce mois-ci. Au total, c'est plus que ce que moi j'ai lu ! Et elle me raconte les histoires avec une finesse d'analyse qui me scotche.
Les recettes, ces textes procéduraux
J'ai réalisé que pas mal de mes patients lisent... des recettes ! Sur Marmiton, sur les blogs, dans les livres de cuisine. C'est de la lecture technique, procédurale. Il faut comprendre les étapes, les quantités, anticiper les actions.
C'est même plus complexe qu'un roman à certains égards : il faut lire ET agir en même temps, adapter selon les ingrédients disponibles, gérer le timing. C'est de la lecture appliquée !
Les magazines, ces mal-aimés
Fini, Public, Géo Ado, Science et Vie Junior... Les magazines ne font plus "sérieux" à l'ère du numérique. Pourtant, ils offrent une diversité de textes incroyable : articles courts, reportages, interviews, témoignages.
J'ai une patiente qui dévore les magazines de mode. Elle me parle des tendances, des créateurs, des matières. Elle a développé un vocabulaire spécialisé impressionnant. C'est de la lecture, ça aussi !
Mes questionnements de praticienne
Tout ça m'amène à me poser des questions. Est-ce que je dois continuer à pousser vers le livre "traditionnel" ? Ou est-ce que je dois partir de ce que mes patients lisent déjà pour les accompagner ?
J'ai commencé à expérimenter. Avec un patient fan de football, on travaille la compréhension à partir d'articles de L'Équipe. Avec une patiente accro aux mangas, on analyse les structures narratives. Avec un gamer, on décortique les textes de quêtes.
Les résultats sont encourageants. Ils sont plus motivés, plus impliqués. Et progressivement, certains s'ouvrent à d'autres formats.
Ce que j'observe vraiment
En fait, mes patients lisent. Énormément, même. Mais pas ce qu'on attend d'eux. Ils lisent de façon fragmentée, multi-support, interactive. Ils commentent, partagent, discutent de ce qu'ils lisent.
C'est différent de ma génération, c'est sûr. Mais est-ce moins valable ? Je ne crois pas.
Adapter ma pratique
J'ai commencé à changer ma façon de voir les choses :
Valoriser toute lecture : Quand un patient me parle de sa dernière lecture, quelle qu'elle soit, je m'y intéresse vraiment. Je pose des questions, je montre que c'est important.
Partir de leurs intérêts : Si un patient aime les mangas, je trouve des exercices qui s'appuient sur ce format. Si un autre préfère les articles courts, on travaille avec ça.
Faire des ponts : J'essaie de montrer les liens entre leurs lectures et d'autres formats. "Tu as aimé cette fan fiction ? Il y a un livre qui raconte une histoire similaire..."
Décomplexer : J'explique aux parents que lire sur écran, c'est aussi lire. Que les mangas développent des compétences. Que les fan fictions travaillent l'imagination.
Mes limites et mes doutes
Parfois, je me demande si je ne suis pas trop laxiste. Est-ce que toutes les lectures se valent vraiment ? Est-ce que je ne devrais pas pousser plus vers la "grande" littérature ?
Mais quand je vois un patient qui me dit "J'ai lu ça hier, tu veux que je te raconte ?", je me dis que l'essentiel est là : le plaisir de lire, l'envie de partager, la curiosité qui s'éveille.
Une révolution silencieuse
Au final, je crois qu'on assiste à une révolution silencieuse. Nos patients lisent différemment, mais ils lisent. Ils développent des compétences nouvelles : lecture rapide, capacité à naviguer entre les formats, à synthétiser l'information.
Mon rôle n'est peut-être pas de les ramener vers le livre traditionnel à tout prix, mais de les accompagner dans cette nouvelle façon de lire. Et qui sait ? Peut-être qu'en partant de leurs mangas préférés, je les amènerai vers Tolkien. Ou peut-être que ce n'est pas grave s'ils y restent, tant qu'ils continuent à lire avec plaisir.
Et vous, qu'en pensez-vous ?
Comment vous positionnez-vous face à cette question ? Est-ce que vous avez observé la même chose dans vos cabinets ? Comment vous adaptez-vous à ces nouvelles formes de lecture ?
J'ai encore plein de questions, mais une certitude : nos patients lisent. Il faut juste changer nos lunettes pour le voir. 🥸
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